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Les statines en prévention primaire ?


Cet article résumant et adaptant une partie de notre gros document sur les statines, est paru dans la revue "Pratiques - Les cahiers de la médecine utopique", n°21, d'avril 2003, "Le médicament, une marchandise pas comme les autres".

Cette revue à comité de lecture, qui est la revue du syndicat de la médecine générale, le SMG, s'intéresse notamment aux questions de santé publique. Nous remercions la coordinatrice de ce numéro spécial sur le médicament qui nous a sollicité et fait confiance pour la rédaction de cet article. Ceci d'autant plus que la revue ne défend pas particulièrement les approches médicales alternatives ou complémentaires comme la supplémentation nutritionnelle abondamment traitée par Gestion Santé. Je ne peux que me réjouir de cette ouverture puisque je suis convaincu que c'est une convergence des approches traditionnelles et complémentaires en matière de santé, accompagnée d'une critique sans concession de l'idéologie et de l'organisation médicale dominante qui permettra à terme une évolution de la santé publique vers la prévention et l'optimisation du potentiel santé des individus.

En 2001 Bayer a retiré brutalement du marché la cérivastatine, sa statine anti-cholestérol. Les autorités de santé, en particulier l'AFSSAPS (1), ont présenté ce retrait comme une réaction exagérée du fabriquant, ne remettant pas en cause l'intérêt des statines. Qu'en est-il en réalité ?

La cérivastatine dont l' AMM (2) datait de 1997 avait provoqué dans le monde la mort de 52 patients par rhabdomyolyse. Le bilan définitif, 100 victimes environ, peut en effet sembler dérisoire par rapport au nombre de malades traités, 500 000 rien qu'en France. Présentée sous cette forme dans tous les médias, la cause semble entendue. On a affolé le bon peuple pour rien et le pauvre Bayer n'est qu'une nouvelle victime de la fureur procédurière des américains (8000 procès en cours aux USA).

En réalité, au-delà du cas de la cérivastatine, un tour d'horizon sur cette classe de produit, les modalités de leur mise sur le marché, les conditions de leur prescription, pose toute une série de problèmes qui mettent en évidence d'énormes carences dans la conduite de la politique de santé publique.

Une efficacité très inégale

Il faut rappeler que pour la maladie coronarienne, seules deux statines ont prouvé leur efficacité, la simvastatine et à la pravastatine en prévention secondaire et que seule la pravastatine démontre une efficacité en prévention primaire. La prévention primaire consiste à traiter une population asymptomatique sur la base d'un cholestérol élevé pour diminuer le risque de premier accident coronarien, tandis que la prévention secondaire traite le malade pour réduire le risque de récidive.

Mais la mise sur le marché de produits " me-too " (3), par les multinationales concurrentes, d'un intérêt thérapeutique souvent faible, est devenu un droit acquis qui s'impose à toutes les agences de santé, au mépris de la sécurité des patients et des impératifs de santé publique.

En revanche, la rentabilité financière ne fait pas défaut. Le rapport 2001 de la Cours des Comptes sur la Sécurité Sociale constate que les statines ont bénéficié de prix de mise sur le marché plutôt élevé par rapport à la moyenne de pays européens et peu différents de la demande des entreprises. Elle remarque surtout que les statines mises sur le marché le plus tardivement et qui n'ont pas démontré d'efficacité thérapeutique en prévention primaire ou secondaire avaient eu des prix d'entrée sur le marché similaires aux meilleures statines !

Cholestérol et maladie coronarienne

Toutes les statines sont utilisées en prévention primaire comme hypolipémiants. Ce problème s'était déjà posé pour les fibrates. Dans un article d'octobre 2001, Sciences et Avenir a rappelé le cas du clofibrate testé dans une énorme étude " auprès de 10627 hommes : une partie prendra du clofibrate, l'autre un placebo. Le clofibrate diminuera comme promis d'environ 20 % l'incidence des infarctus. Mais il augmente la mortalité cardio-vasculaire (208 décès, contre 173 dans le groupe placebo) et surtout la mortalité par cancers. Malgré ces résultats calamiteux, le clofibrate est mis sur le marché en France au début des années 1970 ; il n'en sera retiré qu'en 1990. "

L'affaire du clofibrate n'a pas empêché les multinationales d'imposer aux agences de santé une nouvelle catégorie thérapeutique, celle des agents anti-cholestérol. C'est une classe de médicaments pour le moins originale puisqu'elle est constituée de médicaments qui peuvent être prescrits sur la seule base d'un cholestérol élevé alors qu'ils n'ont pu faire la preuve de leur efficacité en terme de mortalité sur cette population. Les fibrates et toutes les statines ont été classés en SMR (4) important ou majeur comme hypolipémiants lors de la dernière réévaluation de l'AFSSAPS.

Le cas de la pravastatine

Le cas de l'étude WOSCOPS qui justifie l'utilisation de la pravastatine en prévention primaire est fort instructif. Pour le site Internet de l'association ARCOL, qui regroupe nombre de spécialistes français du cholestérol, " Les résultats remarquables de l'étude WOSCOPS ont posé le problème de la transposition de ces résultats à des populations différentes. La population de l'étude présentait un risque cardio-vasculaire absolu assez élevé (…) du fait notamment de l'origine géographique (Écosse), de la proportion de fumeurs (44%) et de patients avec des antécédents vasculaires (16%). Le nombre de sujets à traiter (NST) pour éviter un événement coronarien majeur est donc apparu très raisonnable. A partir des données épidémiologiques, on peut estimer qu'en France où l'incidence des maladies coronariennes est sensiblement moindre qu'en Écosse, le NST serait multiplié par 2 à 3. "

Cet essai a sélectionné une population dont l'âge et le sexe assure une relation exceptionnellement forte entre cholestérol et maladie coronarienne. L'Ecosse tient avec la Finlande la palme mondiale de la plus forte corrélation. Les taux d'infarctus chez les 35-64 ans y sont cinq fois supérieurs à ceux de la France d'après l'étude Monica. Ajoutons que la population traitée par WOSCOPS comporte plus de fumeurs qu'une population masculine française du même âge. La proportion importante d'antécédents vasculaires fait qu'il ne s'agit plus d'une véritable étude de prévention primaire. Dans ces conditions on ne peut pas soutenir qu'il faudrait multiplier le NST par 2 ou 3. Il faudrait le multiplier par 5 au minimum conformément à l'étude Monica et encore bien sûr en le transposant au traitement d'une population exactement similaire. Mais si on passe à la population française à cholestérol élevé effectivement visée par les traitements anti-cholestérol, qui comporte des femmes non ménopausées, et des structures d'âges très différentes, le NST serait probablement à multiplier par 10 ou par 20 !

Pour sauver 20 vies avec WOSCOPS, il a fallu traiter 3302 personnes en bonne santé pendant 5 ans, ou 165 personnes par vie sauvée. Le risque individuel de décès est passé de 1.8% à 1.2%, soit une réduction du risque de 0,6% (et de 2,2% en y ajoutant les accidents non mortels). Cette présentation, certes peu commerciale, permet de cerner la puissance thérapeutique d'un traitement, son coût et se faire une idée des risques liés aux effets secondaires. Si un effet secondaire mortel se produit chez 0.6 % des patients, il suffit à annuler l'efficacité du traitement. Si le NST transposé à la population française est à multiplier par 10 ou 20, l'efficacité devient statistiquement indétectable et les effets secondaires pourraient augmenter la mortalité de la population traitée.

Réfléchir à partir du NST et l'ajuster à la population française susceptible d'être traitée est très éclairant et conduit à se poser des questions clés. Peut-on accepter de prendre le risque de traiter, quasiment à vie, une population asymptomatique aussi importante, pour un aussi faible résultat, un coût exorbitant pour la collectivité (500 millions d'euros par an), avec des médicaments ayant des effets secondaires importants ?

La position de l'AFSSAPS

L'ambiguïté de la position de l'AFSSAPS transparaît dans son "argumentaire de référence sur la prise en charge du patient dyslipidémique" (p. 18). L'AFSSAPS indique, après avoir rappelé l'efficacité démontrée de la simvastatine et pravastatine en prévention secondaire et de la pravastatine en prévention primaire par l'essai WOSCOPS :

" Il faut du reste souligner que l'autorisation de mise sur le marché de la pravastatine en prévention primaire repose sur l'extrapolation des résultats de l'étude WOSCOPS, mis en évidence dans une population à haut risque cardiovasculaire, à une population-cible française de niveau de risque qui pourrait être équivalent, chez l'homme mais aussi chez la femme.
- Les statines commercialisées à ce jour, en France, sont la simvastatine, la pravastatine, la fluvastatine, l'atorvastatine ".

Il faut vraiment lire l'AFSSAPS entre les lignes pour en déduire que plusieurs statines autorisées par l'AFSSAPS (la fluvastatine et l'atorvastatine et bien sûr la cérivastatine de Bayer) n'ont pas démontré d'efficacité thérapeutique dans des essais cliniques contrôlés en prévention primaire ou secondaire. Alors pourquoi donc sont-elles autorisées en prévention primaire comme hypolipémiants à SMR important ? Les amateurs apprécieront aussi les " extrapolations " pratiquées par l'AFSSAPS pour transposer les résultats de l'essai WOSCOPS à la population française en général puis à la population féminine en particulier (qui jouit d'une exceptionnelle protection jusqu'à la ménopause).

Une extraordinaire mal prescription

On comprend que dans ce contexte les médecins français puissent avoir de la difficulté à prescrire les statines à bon escient. On reste cependant confondu devant l'étendue et la gravité de la mal prescription.

Les résultats des études de prescription indiquent ainsi qu'en Ile-de-France 33 % des patients n'avaient pas bénéficié d'un dosage de LDL. Un taux qui est de 43 % selon l'étude menée en Corse, de 26 % pour celle de Vesoul et de 38 % à Elbeuf. Par ailleurs, la tentative préalable de régime n'est pas mise en place dans près de 40% des cas. Lorsque les analyses sont réalisées, un quart à un tiers des traitements sont initiés avec un taux de LDL inférieur au seuil recommandé. Quant aux analyses de suivi du traitement, fondamentales pour ajuster celui-ci et limiter les effets secondaires, elles sont tout aussi déficientes…

Dans l'essai WOSCOPS, les prescripteurs sont des professionnels chevronnés et déjà en transposant à une population française asymptomatique l'utilisation de la pravastatine, l'efficacité du traitement est probablement nulle. On ne peut même pas exclure, compte tenu de l'emploi massif de statines moins efficaces que la pravastatine en prévention primaire et de l'ampleur de la mal prescription, une augmentation de la mortalité finale de la population traitée, d'autant qu'on découvre sans cesse de nouveaux effets secondaires aux statines (ce point très important dépasse la cadre alloué à cet article). Les études de prescription précitées, toutes concordantes, se sont accumulées depuis plusieurs années sans aucune réaction de l'AFSSAPS ou des pouvoirs publics, muselés par leurs errements lors de l'octroi des AMM initiales, malgré la gravité du problème en terme de santé publique.

(1) Créée en 1998, l'AFSSAPS, l'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, a repris les attributions de l'agence du médicament.
(2) L'AMM (autorisation de mise sur le marché) des médicaments est du ressort de l'AFSSAPS. Leur prix est fixé à un niveau interministériel par le CEPS, Comité Économique des Produits de Santé.
(3) Terme anglais utilisé en mercatique pour désigner un produit concurrent d'un produit innovant, qui cherche à prendre des parts d'un marché rentable. Les médicaments me-too ont des principes actifs différents, mais une même visée thérapeutique.
(4) En théorie le Service Médical Rendu du médicament inclut l'efficacité, la sécurité d'emploi, la place dans la stratégie thérapeutique, la gravité de l'affection à laquelle il est destiné, ses conditions réelles d'utilisation et son intérêt en terme de Santé Publique.

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Article paru dans PRATIQUES - Les cahiers de la médecine utopique, avril 2001, "Le médicament, une marchandise pas comme les autres", p. 18-21.

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Créé le 7/06/03. Dernière modification le 7/06/03.