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Comment sauver (vraiment) la Sécu - Et si les usagers s'en mêlaient ? L'exemple des médicaments

de Philippe Pignarre

 

Gestion Santé vous présente des livres marquant dans le domaine santé. Sont particulièrement pris en compte pour la sélection des ouvrages, la qualité scientifique, la précision de l'analyse socio-politique du monde de la santé, les analyses de ses dysfonctionnements, la présentation d'approches alternatives.

Comme 5e livre présenté dans notre rubrique livre nous avons choisi :

Philippe Pignarre, "Comment sauver (vraiment) la Sécu Et si les usagers s'en mêlaient ? L'exemple des médicaments", La Découverte, 2004.

Quatrième
Table des matières
L'auteur
Le sujet de l'ouvrage
Ne pas être dans une position défensive
L’assurance maladie au service de l’industrie pharmaceutique
Mais où sont les médicaments promis ?
L’exemple américain
Le privé est-il plus efficace ?
Faire entrer les biens de santé en politique
Agripper le capitalisme au bon endroit
Augmenter notre puissance d'agir
Conclusion
Le point de vue de Gestion Santé

Quatrième :

Après s’être attaqué aux retraites, le gouvernement français a annoncé une réforme de l’assurance maladie, dont le déficit devient insupportable : les dépenses augmentent trop vite et le vieillissement de la population va aggraver la situation. Toutes les solutions proposées visent à transformer l’usager de soins en un consommateur de marchandises, sous prétexte de le « responsabiliser ». Le privé est toujours plus efficace que le public : voilà l’évidence. C’est en fait l’inverse qui est vrai, comme le montre, preuves à l’appui, Philippe Pignarre dans ce livre remarquablement documenté — notamment à partir du contre-exemple du système de santé privé américain, plus cher et moins efficace qu’en Europe. Le déficit de la « Sécu » est en effet bien plus le résultat d’une offre de soins toute-puissante, dont l’industrie pharmaceutique est le meilleur exemple, que d’un « dérèglement » des patients qui n’a jamais été sérieusement démontré. Pourquoi les nouveaux médicaments, dont on ne sait même pas s’ils sont plus efficaces, sont-ils jusqu’à cent fois plus chers que les médicaments de référence qui ne sont plus protégés par un brevet ? Pour Philippe Pignarre, il ne s’agit donc pas de défendre la Sécurité sociale telle qu’elle est, car elle est devenue une assurance tous risques pour des fournisseurs privés comme l’industrie pharmaceutique. Il faut la remettre au service des patients en s’intéressant à la manière dont ils peuvent jouer un rôle dans l’invention et la diffusion de nouvelles thérapeutiques. Face à l’offensive du « privé », il faut redonner toute sa dynamique au « public ».

Table des matières :


Introduction - Ne pas rester sur une position défensive - Prendre le public comme fil conducteur - 1. L’assurance maladie au service de l’industrie pharmaceutique - Pourquoi cette inflation des prix ? - Devenez barbares ! - Le progrès et la prise en charge des personnes âgées - Un marché asymétrique - 2. Mais où sont les médicaments promis ? - Une réalité plus contrastée - Les fusions - Les autres signes du malaise - 3. L’exemple américain - Le système américain - Le débat en cours - 4. Le privé est-il plus efficace ? - La médecine des preuves peut-elle se passer du public ? - Les logiques d’un système entièrement privé - 5. Faire entrer les biens de santé en politique - Une affaire privée ? - Apprendre des associations de patients - Les conditions d’émergence du public - 6. Agripper le capitalisme au bon endroit - Capitalisme de l’innovation versus capitalisme de la reproduction - L’alliance usagers/salariés - 7. Augmenter notre puissance d’agir - Transparence des décisions - Des études comparatives systématiques - À effets égaux, favoriser les médicaments les moins chers - Relancer la recherche avec des appels d’offres - Conclusion.

L'auteur

Phippe Pignarre est directeur de l'excellente maison d'édition "Les Empêcheurs de penser en rond", reconnue pour sélectionner les ouvrages selon une politique éditoriale qui justifie pleinement son nom. J'en profite pour signaler au passage que "Les Empêcheurs de penser en rond" se sont notamment illustrés en publiant l'ouvrage de référence en deux gros volumes de Bertrand Meheust "Somnambulisme et médiumnité", qui traite des recherches et des controverses sur le somnambulisme puis l'hypnose de la fin du XVIIIe S au début du XXe. Un ouvrage majeur, que je conseille vivement aux personnes qui s'intéressent à la psychologie et aux sciences humaines, et qui reste peu connu, même du public cultivé, sans doute à cause de l'originalité de son propos. Cet ouvrage permet de redécouvrir un aspect majeur de l'histoire des sciences humaines, totalement refoulé par l'idéologie dominante, scientiste et psychanalytique, à partir de la fin des années 30.

Phippe Pignarre a préalablement travaillé pendant 17 ans comme chercheur pour l'industrie pharmaceutique. Il est chargé de cours sur les psychotropes à l'université de Paris-VIII. C'est un spécialiste des psychotropes, des médicaments et de l'industrie pharmaceutique et il a écrit plusieurs ouvrages sur ces questions. Nous avons fait allusion à son dernier ouvrage "Le grand secret de l'industrie pharmaceutique" à propos du limogeage de Martin Winckler de France Inter (lire fin de page) et j'ai également commenté son ouvrage "Comment la dépression est devenue une épidémie".

Le sujet de l'ouvrage

L'ouvrage de l'auteur est largement un texte de circonstance (publié dans la collection "Sur le vif" de La Découverte) tenant compte de l'actualité sur la réforme toujours en cours de l'assurance maladie et de la directive européenne sur le médicament finalisée à la toute fin de l'année 2003 (le livre a du être écrit juste avant cette date compte tenu de certains passage un peu daté sur cette question). Le problème est largement examiné sous l'angle du médicament. Cela tient aux connaissances particulières de l'auteur dans ce domaine et au fait que même si le médicament n'est pas le poste de dépense le plus important de la Sécu, c'est celui où les dépenses semblent les plus incontrôlables. Par ailleurs des réformes de bon sens, simples et largement méconnues, sont envisageables dans ce domaine, qui permettraient de considérables économies et pourraient avoir un effet d'entraînement général en faveur d'une autre conception de la réforme de la Sécu. Phippe Pignarre a précédemment écrit en 2003 chez le même éditeur un autre texte stimulant "Le grand secret de l'industrie pharmaceutique" qui recoupe le présent ouvrage. Cependant même si les thématiques se croisent, l'auteur lorsqu'il examine les mêmes faits ou les mêmes thématiques, le fait sous un angle différent, sans se répéter, ce qui rend la lecture des deux ouvrages utile et complémentaire.

Bien que dans le climat d'omerta ambiante dans les médias l'ouvrage de Phippe Pignarre (qui en a fait largement les frais) soit très utile, je dois dire aussi que sa lecture a parfois été pour moi une source d'irritation. Je m'en expliquerai dans ce qui suit au travers des réactions qu'a suscité la lecture de l'ouvrage. Mes commentaires sont mis en italiques. Nous avons repris les intitulés des chapitres de l'auteur pour le suivre dans son exposé.

Ne pas être dans une position défensive

L'auteur dans une introduction très dense soulève de nombreux sujets fort intéressant et se désole tout d'abord du climat d'immobilisme purement défensif dans lequel la gauche au sens large attend la réforme de droite de la sécurité sociale en disant à peu près que le déficit est un faux problème (il suffit de taxer les riches et les entreprises), et que par ailleurs tout va bien dans le meilleur des mondes à partir du moment où l'on ne regarde pas à la dépense pour bien soigner les gens. Cette attitude renforce le discours idéologique de droite selon lequel son approche de la réforme est la seule possible.

Pour Phippe Pignarre, nul automatisme, il faut être pragmatique et discuter au cas par cas chaque augmentation des coûts pour vérifier s'il est bien conforme à l'intérêt général. Dans le domaine du médicament par exemple, la dépense a été multiplié par 9 en 25 ans sans réelle justification puisque, dans la même période, la recherche pharmaceutique s'est de plus en plus ralentie, voir presque tarie. Cela donne une idée des enjeux financiers et des économies envisageables.

Il faudrait notamment comparer les médicaments les uns aux autres lors de leur évaluation (au lieu de les comparer à un placebo), ce qui n'est pas fait actuellement et qui contribue à masquer le défaut d'innovation des nouveaux médicaments. Cette idée de bon sens est déclinée sous différentes forme au fil de l'ouvrage.

Incroyable mais vrai, et signe de l'omerta qui règne dans le domaine de la santé, cette idée clé n'est encore connue que des spécialistes du problème du médicament qui se gardent bien d'en informer le public. Briser le mur du silence sur ce problème, et l'évoquer régulièrement, serait déjà une énorme avancée et rendrait probablement la réforme quasi inéluctable dans ce domaine.

L'auteur s'interroge sur les forces sociales qui pourraient soutenir un effort d'analyse et de réforme du système de santé. Malheureusement, l'analyse qu'il en fait et qui parcourt tout l'ouvrage me paraît d'une étonnante légèreté. C'est un des gros points faibles de son livre. D'une façon qui ne me paraît pas correspondre à la réalité, il indique que "Plus personne, à gauche, ne s'oppose à l'étude comparative des médicaments les uns contre les autres." Pourtant le silence assourdissant actuel de la presse dite de gauche et des hommes politiques et "intellectuels" du même bord sur ce sujet alors que nous sommes en pleine réforme de la Sécu démontre s'il en était besoin, qu'il s'agit là d'une erreur d'analyse. Ailleurs sur ce site nous avons montré dans quelles conditions d'opacité et d'incroyable légèreté le gouvernement Jospin avait organisé la réévaluation des médicaments servant de base aux SMR (Service médical rendu) actuels. La droite n'a fait sur ce point que prolonger les scandaleuses méthodes de la gauche.

Ensuite pour Phippe Pignarre, "le développement d'associations de patients indépendantes travaillant avec des organisations des salariés des entreprises concernées devrait permettre de commencer à réfléchir aux moyens d'évaluer le rapport efficacité / coût des progrès qui nous sont proposés".

L'idée est certes intéressante mais Phippe Pignarre ignore malheureusement dans l'ouvrage deux problèmes clés :

- d'abord l'entrisme formidable de l'industrie pharmaceutique et des milieux médicaux les plus conformistes au sein des associations de patients. L'emprise également de l'Etat via ses soutiens financiers conduit lui aussi à un lourd conformisme. L'éloge, sur lequel nous reviendrons, que l'auteur fait d'associations comme l'AFM (association française contre les myopathies) nous paraît de ce point de vue très excessif, en tout cas dans l'optique d'une contestation de fond du pouvoir de l'industrie pharmaceutique.

- d'autre part, du coté syndical, l'auteur spécule à mon avis au-delà du raisonnable à partir du projet Néréïs, projet au demeurant remarquable des salariés d'Aventis, confrontés au scandaleux projet de fermeture du site de recherche sur les maladies infectieuses de Romainville. Au-delà de ce projet des salariés, qu'il convient de saluer et de soutenir, il ne faut pas oublier que le secteur de l'industrie pharmaceutique est désormais pour l'essentiel organisé en gigantesques multinationales fonctionnant en oligopoles (1) qui se partagent le marché en imposant des prix phénoménalement élevés qui s'expliquent par l'élimination de la concurrence. Toute remise en question un peu sérieuse de l'organisation du marché du médicament (évaluation comparée des médicaments et fixation des prix en conséquence, revalorisation de la recherche publique, limitation du droit des brevets, véritable développement du marché des génériques), entraînerait rapidement la faillite et le démantèlement de ces mastodontes. Les conséquences seraient dévastatrices pour tous les emplois liés aux dépenses commerciales et de marketing de ces firmes qui sont absolument colossales. Les salariés de ces firmes qui bénéficient de toutes sortes d'avantages liées à la prospérité de leur entreprise, souffriraient très durement de la réorganisation du secteur. Dans ces conditions il me paraît tout à fait utopique d'espérer un soutien durable des salariés de ces entreprises dès que les enjeux du changement apparaîtraient pour ce qu'ils sont. L'occulter comme le fait l'auteur n'est pas vraiment réaliste.

Plus intéressant en revanche est tout ce qui concerne la notion de public, qui chez Phippe Pignarre reprend l'idée de "l'usager", mais en plus lui ajoute l'idée de citoyenneté, de réactivité, de mobilisation, d'organisation et d'expertise. D'autant que l'auteur couple ailleurs dans l'ouvrage cette notion de public avec l'idée, qu'il développe aussi dans d'autres ouvrages, de la nécessité d'une microsociologie du changement. Le public doit se doter d'une expertise qui fasse éclater la représentation globale, figée et stéréotypée des problèmes de société dans le domaine de la santé (mais le problème est le même dans d'autres domaines ou des problèmes scientifiques se lient à des structures organisationelles complexes), pour en montrer la diversité réelle et repérer les différentes points sur lesquels il est possible d'agir utilement sans avoir à bousculer et réformer en même temps la totalité de l'organisation sociale concernée.

Enfin l'auteur croit devoir s'adresser dans l'ouvrage "à ceux qui se reconnaissent comme "anticapitalistes", et cherchent des voies de sortie du capitalisme sans disposer de réponses toutes faites" comme s'il s'agissait des seuls interlocuteurs susceptibles de porter le changement.

C'est ainsi restreindre et politiser sans fondement les forces pourtant encore bien éparses susceptibles de porter un changement dans le domaine de la santé. C'est aussi faire injure à tous les honnètes gens qui ne se reconnaitraient certainement pas dans le détournement de l'intérêt général qu'opère à son profit l'industrie pharmaceutique s'ils en étaient correctement informés, sans se sentir pour autant particulièrement ni de droite ni de gauche. C'est oublier que la collusion avec l'industrie pharmaceutique sévit autant à gauche qu'à droite dans les milieux politiques, les médias, et parmi les experts. C'est oublier que les réformes qui s'imposent sollicitent l'intelligence bien plus que l'orientation politique, étant donné que la quasi totalité des citoyens souhaitent avant tout être bien soignés au meilleur coût possible pour eux-mêmes en dépense directe et indirectement via leurs impôts et cotisations. C'est oublier que l'industrie pharmaceutique a organisé une situation de rente au détriment précisément du public en abolissant les règles de la concurrence (ce que Phippe Pignarre montre d'ailleurs dans la suite). Remettre en place une concurrence loyale entre les entreprises du médicament via, par exemple, une évaluation comparative raisonnée des produits, c'est rétablir le fonctionnement normal du marché et cela peut donc apparaître tout aussi bien comme une réforme capitaliste ! De même une limitation du droit des brevets dans le domaine pharmaceutique peut être défendue dans une logique libérale soucieuse de développer la concurrence entre les industriels et de favoriser l'émergence de nouveaux acteurs économiques. Il s'agit donc en fait de réformes de bon sens qui ne sont ni particulièrement de droite ni de gauche mais qui concernent le bien public et la bonne gestion de la société. Elles sont donc susceptibles d'intéresser tous les citoyens. C'est ici le bon sens qui est en jeu, ce qui suppose avant tout d'apporter une information pertinente en levant les verrous médiatiques. Si les réformes qui s'imposent dans le domaine du médicament ne sont pas mises en oeuvre c'est à cause des liens d'intérêt innombrables que tissent inlassablement l'industrie à destination de tous les décideurs pour empêcher toute remise en question de leur rente de situation.

Si le pouvoir de gauche semble aussi proche des intérêts de l'industrie pharmaceutique que celui de droite, sans doute conviendrait-il de nuancer quelque peu ce propos pour la période la plus récente. En effet, le pouvoir de droite en France est pour l'instant particulièrement proche des intérêts de l'industrie pharmaceutique. Un article de Julie Joly dans L'Express, "Une OPA très politique" donnait par exemple récemment l'exemple de la proximité du politique (de droite !) et de l'économique dans le milieu de l'industrie pharmaceutique française.

L'histoire du Fonds de promotion de l'information médicale et médico-économique (Fopim) est aussi particulièrement édifiante. Il devait fournir aux médecins une information sur le bon usage du médicament et notamment mettre en place une base de donnée avec des monographies de médicaments, indépendante de l'industrie pharmaceutique. Ce projet, qui aurait pu constituer un dispositif majeur dans l'édifice de la politique de santé française en matière de médicament, au côté de la nouvelle Haute Autorité de santé a été discrètement liquidé, sous le ministère Mattei, alors que ce fonds "avait l'argent, la motivation, les experts et le soutien des médecins", selon un ancien participant [d'après un article de Sandrine Blanchard dans Le Monde du 21/12/04]. L'absence d'une surveillance de la politique gouvernementale et du travail parlementaire par la société civile (problème sur lequel nous reviendrons dans la suite) a joué ici un rôle majeur puisque le caractère confidentiel de l'enjeu et des débats a permis au cabinet de Jean-François Mattei de liquider discrètement et sans scandale le Fopim.

On observe le même type de phénomène aux USA autour de l'équipe Bush avec en contrepartie semble-t-il d'un relachement des liens financiers entre démocrates et industrie pharmaceutique, ceci depuis la première candidature Bush, les démocrates ayant alors été sanctionnés pour manque de docilité vis à vis des desiderata des industriels. En Grande-Bretagne par contre, se sont les travaillistes du New Labor de Tonny Blair qui entretiennent des relations très étroites avec l'industrie pharmaceutique.

Cette relation de plus en plus exclusive des industriels de la pharmacie avec certains milieux politiques bien circonscrits, aussi choquante qu'elle puisse paraître, indique aussi que le lobbying de la pharmacie a de plus en plus de mal à trouver des relais politiques aussi dociles qu'auparavant dans tous les milieux et cela peut nous inciter à un relatif optimisme en cas de changement de majorité dans des pays clés .

L’assurance maladie au service de l’industrie pharmaceutique

L'auteur rappelle que la spécificité de l'industrie pharmaceutique est de ne pas avoir un lien commercial direct avec le consommateur et d'en être séparé par les systèmes d'assurance maladie (publics ou privés) qui assurent l'essentiel de la dépense. Seul ce système permet de solvabiliser la demande des patients. C'est dans ce contexte que l'on assiste à une inflation phénoménale des prix des médicaments sans véritable amélioration, ces dernières années, du SMR dans la plupart des cas, comme le montre les études indépendantes évaluant les nouveautés. Il n'est même pas rare que les médicaments plus récents soient moins efficaces ou présentent plus d'effets secondaires. C'est dans ce contexte que l'on propose des "nouveautés" sur des pathologies déjà traitées de longue date par des médicaments efficaces. Le seul "avantage" de ces médicaments, être protégés par un brevet, ne bénéficie malheureusement qu'à l'industriel.

L'auteur croit pouvoir dire (p.15) que le discours sur le progrès des médicaments ne convaint plus vraiment les médecins est que les firmes ne justifient plus en définitive les prix de leurs pseudo nouveautés que par l'impératif d'une continuation de leur effort de recherche.

Ce raccourci de l'auteur ne nous paraît pas très heureux. En effet, il paraît évident que les médecins victimes d'une intense désinformation multiforme (visiteurs médicaux, revues et formation professionnelle sous influence, etc.) croient encore, dans bien des cas, proposer avec ces nouveautés le meilleur traitement possible, et que s'il y a beaucoup à leur reprocher on ne peut dire qu'ils prescrivent des nouveautés pour financer la recherche ! A cet égard la désinformation du corps médical me paraît à l'heure actuelle encore beaucoup plus massive et profonde que ce qu'en dit ici l'auteur et que si la critique et le discrédit de l'industrie pharmaceutique n'a jamais été aussi important, il reste malgré tout circonscrit à d'une toute petite minorité, certes dynamique, mais sans grande prise sur les pratiques de masse du corps médical, d'autant que celui-ci ne dispose d'aucun modèle médical alternatif susceptible de proposer d'autres traitements et un autre rapport au malade. Ainsi l'argument sur la recherche nous paraît surtout un argument rhétorique de dernier recours de l'industrie parmi beaucoup d'autre plus éprouvés.

Quoi qu'il en soit l'auteur montre avec des arguments savoureux la vacuité de l'argument en le transposant à différentes autres industries : "Imaginez un industriel de l'automobile proposant ses nouvelles voitures cent fois plus cher que celles fabriquées par ses concurrents parce qu'il travaille à mettre au point dans le futur de nouveaux modèles plus performants, moins polluants, etc.?" L'industrie du médicament est la seule branche de l'industrie ou se déploie ces pratiques et ce discours surréaliste !

Pour l'auteur cet argumentaire aboutit à faire des habitants des pays riches des égoïstes qui acceptent des prix exorbitants pour des médicaments qui de ce fait sont interdits aux pays pauvres. Les multinationales développeraient donc une féroce idéologie de l'égoïsme des pays riches contre le tiers monde.

On notera que l'argument de l'auteur est bien faible et qu'il se contredit lui-même. En effet les médicaments très chers qui pourraient intéresser le tiers monde concernent en fait les tri-thérapies pour le sida et quelques autres médicaments pas si nombreux que cela. Pour le reste des médicaments, les arguments précédents de l'auteur, à savoir la quasi disparition de l'innovation et la supériorité d'une multitude de "vieilles" molécules tombées dans le domaine public, se retournent contre lui. Le tiers monde peut, mis à part quelques rares nouveautés, se contenter d'un panier judicieusement sélectionné de génériques. Cela permet de limiter au maximum les dépenses de médicaments et de centrer l'effort sur d'autres dépenses de santé très importantes (hygiène publique, dispensaires, etc.). C'est d'ailleurs une politique ancienne de l'OMS que de promouvoir des listes de médicaments essentiels. Ce système est d'ailleurs en but de longue date à une violente hostilité des multinationales du médicament (et des Etats où elles sont implantées) qui le tolèrent à peine dans le tiers monde (et ont même presque réussi à le faire disparaitre à une période) et redoutent par dessus tout que l'idée soit "réimportée" dans les pays riches sous la forme ci-dessus évoquée d'une véritable évaluation comparative des nouveaux médicaments versus les anciens et d'une fixation des prix en conséquence. De toute façon, il ne faut pas réver : si de nombreux pays du tiers monde font référence aux médicaments essentiels, il n'en existe probablement qu'une poignée dans lesquels ces médicaments servent à définir le panier de soin remboursable par les systèmes d'assurance et où une véritable politique de mise en concurrence des importateurs de médicaments génériques avec contrôle de la qualité a été mise en place. En tout cas, ce travail néanmoins fondamental de l'OMS, et les résistances qu'il a rencontré, n'est pas évoqué par l'auteur ce qui rend les pages correspondantes (20-21) peu pertinentes.

L'auteur évoque ensuite le problème de la surconsommation massive de médicaments par les personnes âgées. Il rappelle la dimension sociale de la surprescription des psychotropes chez ces personnes et l'occultation du débat sur les conséquences de la surprescription de médicaments dans la mortalité chez les personnes âgées lors de la canicule de 2003.

Revenant sur le rôle des systèmes d'assurance, il oppose le fatalisme français de la dépense dans le domaine du médicament à l'inquiétude qui se manifeste aux USA. Aux USA, de nombreux systèmes d'assurances privés, auxquels adhèrent les entreprises au bénéfice des salariés, sont confrontés à l'explosion des prix des médicaments, ce qui plombe les comptes des entreprises les mieux disantes socialement. Il y aurait là la possibilité de créer un contre-lobby face à celui omniprésent de l'industrie pharmaceutique.

C'est dans ce contexte qu'il faut envisager la liberté de publicité à destination du grand public pour tous les médicaments y compris ceux sur ordonnance dont disposent les firmes US contrairement à l'Union Européenne, où une tentative récente dans ce sens pilotée par la Commission Européenne a heureusement pu être contrée par le Parlement Européen. Cette publicité pour les médicaments de prescription a notamment pour fonction de faire en sorte que les malades fassent pression sur les assureurs privés et sur les médecins sceptiques par rapport aux pseudo nouveautés ! Cela a aussi pour lourde conséquence de mettre de nombreux médias sous influence des labos aux USA (alors que le phénomène est "limité" en France aux seules revues médicales (hélas)).

Phippe Pignarre montre que sur le marché du médicament "l'offre" est toute puissante par rapport à la "demande". L'auteur introduit ensuite brièvement différentes idées qui tournent autour du rapport entre l'idée de marché libre et la notion de régulation. Il rappelle la notion souvent occultée par l'idéologie capitaliste mais aussi anticapitaliste (!) que c'est la régulation qui crée le marché et qu'il existe d'innombrables marchés suivant les secteurs de l'économie et que chacun d'entre eux est structuré par des régles spécifiques. Ces régles sont un préalable structurant du marché et non un résultat de l'existence de celui-ci. La suppression ou la modification des règles peut parfois destructurer totalement un marché et non pas le libérer. Ce phénomène est oublié tant par les capitalistes que par les anticapitalistes. Le comprendre permet d'envisager des luttes citoyennes spécifiques et circonscrites à un marché donné dont on peut faire varier les régles dans l'intérêt général. Le préalable est évidemment d'analyser soigneusement celles-ci.

Même si les idées de l'auteur sur l'importance de la structuration des marchés sont intéressantes, car l'idéologie libérale capitaliste exagère souvent l'idée de liberté par rapport à celle de régulation, on ne peut nier aussi à l'inverse que des marchés sont entravés par des excès de régulation. Il y a donc une dialectique entre régulation et autonomie et liberté d'action des acteurs qui peut être optimisée pour chaque marché. Cela suppose évidemment l'existence d'une instance régulatrice forte disposant de l'expertise nécessaire et qui soit capable de délibérer sans être sous influence des acteurs majeurs du marché considéré. Il aurait été intéressant de réfléchir dans cette optique sur les différents mécanismes qui se conjuguent et poussent au gigantisme dans l'industrie pharmaceutique (après tout pourquoi pas une mutitude de PME dynamiques ?).

Mais où sont les médicaments promis ?

Phippe Pignarre rappelle le bonbardement médiatique intensif et permanent, savamment orchestré en sous main par l'industrie pharmaceutique, évoquant des sensationnelles découvertes médicales (notamment via la génomique) devant déboucher incessament sur des innovations sensationnelles et qui donne, tout à fait à tort, à penser que nous sommes dans une période de découvertes massives de nouveaux médicaments.

A ce discours optimiste sur les lendemains qui chantent s'oppose paradoxalement un autre de même origine, évoquant, pour expliquer et surtout justifier la flambée des prix des nouveautés, la raréfication des nouveaux médicaments et le prix exponentiellement croissant de mise sur le marché des nouveautés qui s'approche du milliard d'euros.

Les sceptiques qui s'interrogent sur les capacités d'innovation des industriels sont pris à partie par des scientifiques souvent très en phase avec les industriels. L'idéologie scientiste s'oppose à la libre réflexion du citoyen soucieux de former son opinion.

Dans ce contexte de réduction des nouveautés et d'explosion du coût de mise sur le marché des médicaments, par rapport auquel l'auteur donne tout une série de données impressionnantes, même les analystes boursiers s'interrogent sur la rentabilité à terme du secteur pour l'instant extraordinairement profitable. Les paramètres sont simples. L'industrie pharmaceutique est une des industries qui fait le plus de bénéfices, mais, à de rares exceptions près, l'innovation réelle sur les nouveaux produits (en terme de SMR pour les patients) se réduit sans cesse, les molécules mises sur le marché sont de moins en moins nombreuses et par ailleurs on assiste à une explosion du coût de développement des nouveaux produits. Les bénéfices devraient donc s'effondrer ; ils auraient dû déjà le faire depuis au moins une décennie car le phénomène décrit n'est pas nouveau ; la solution trouvée par les industriels est de sortir de ce qui semble une impasse en faisant indéfiniment payer le consommateur pour de pseudo nouveautés, via des prix des médicaments sans cesse croissants. Pour l'instant "ça marche" encore, mais les tensions sur les revenus directs et indirects des ménages deviennent si forte et l'explosion des prix tellement excessive que l'on va probablement atteindre un point de rupture dans les prochaines années.

Phippe Pignarre fait ensuite un sort à l'apologie des fusions dont nous abreuvent les médias. La plupart des majors ont déjà la taille qui leur permet de distribuer leurs produits sur l'ensemble des principaux marchés de la planète. Les fusions servent en fait à retarder les conséquences du manque d'innovation des firmes géantes confrontées à la montée en puissance des génériques qui, du fait du manque d'innovation, peuvent concurrencer les majors sur des médicaments toujours plus nombreux. L'auteur analyse ensuite en détail les effets pernicieux sur les équipes de recherches de ces fusions géantes. Nous ne pouvons résumer ici les analyses détaillées de l'auteur sur les mécanismes de l'innovation intellectuelle dans le domaine de la recherche pharmaceutique confrontée à la bureaucratie et au marketing de firmes géantes, à une époque où les chercheurs sont submergés de données liées à l'automatisation de la recherche de nouvelles molécules et à la génomique. Ces analyses qui sont propre à l'auteur, et que je n'ai lu nul par ailleurs, méritent une lecture attentive (on en trouve une autre déclinaison dans son livre précédent, "Le grand secret de l'industrie pharmaceutique").

L’exemple américain

Phippe Pignarre expose d'abord le pseudo discours libéral français qui dit que le consommateur doit être responsabilisé, qu'il doit être conscient des dépenses qu'il induit, ce qui suppose évidemment de les alourdir. Pourtant dans le même temps on détruit toute possibilité pour le corps social de formuler une réflexion critique sur l'évolution des dépenses et leur bien fondé. On voudrait faire croire aussi que les assurances privées pourraient réduire la dépense alors que l'exemple américain montre le contraire, ce qui est d'ailleurs logique du fait de la concurrence qui augmente les dépenses commerciales entre assureurs privés qui doivent également rémunérer le capital, sans nécessairemment proposer en contrepartie de gain de productivité par rapport aux assurances publiques. Phippe Pignarre expose ensuite en détail les failles du système américain privatisé et ses contre-performances en terme de santé publique.

Si d'après ce que j'ai pu lire les frais de gestion de l'assurance maladie française sont effectivement (relativement) faibles (de l'ordre de 6%, ne peut-on vraiment faire mieux ?) et apparemment inférieurs à ceux du système d'assurance privé des USA, l'auteur évacue d'autres problèmes tels que la possibilité de personnalisation de l'assurance personnelle aux besoins de l'assuré que permet l'assurance privée (en partie compensé par les mutuelles en France). Aux USA, les systèmes d'assurances privés américains participent activement au financement de l'évaluation comparative des médicaments (et 70% des études de ce type sont faites aux USA selon le le professeur Bernard Bégaud, président de l'université Bordeaux 2, et coordinateur du premier réseau de pharmaco-épidémiologie inauguré par l'Inserm, [article de Martine Perez dans le Figaro du 14/10/04]). L'assurance privée permet aussi d'individualiser la dépense alors que la Sécu à la française finance des assurances de tous ordres dans une singulière opacité. Sur ce point il y a une énorme sclérose de la Sécu à la française et un important besoin de réforme. Une sclérose qui ne date pas d'hier mais de décennies d'immobilisme. Il aurait fallu aussi comparer le système Sécu français avec un pays européen ayant un système privatisé pour pouvoir comparer les frais de gestion de façon réaliste.

Aussi intéressantes que soient les données proposées par l'auteur, on a l'impression que tout n'est pas dit quand à l'origine des contreperformances sanitaires des USA. L'incidence des habitudes alimentaires américaines catastrophiques qui se traduisent par exemple par une obésité généralisée plombent les statistiques de mortalité comme le laisse d'ailleurs entendre l'auteur lui-même, mais comme en passant, et seulement à propos de la mortalité cardio-vasculaire. Or on sait depuis longtemps que l'hygiène de vie au sens le plus large du terme est le déterminant majeur de la longévité et de l'état de santé des populations . L'hygiène de vie détermine largement le montant des dépenses de santé curatives. Ces données de base pour la compréhension de la santé publique ne sont tout simplement pas évoquées par l'auteur.

L'auteur expose également pour les USA tout une série d'informations très intéressantes et peu connues sur les prix des médicaments (qu'il ne nous est pas possible de résumer ici), notamment sur la distinction fondamentale entre prix publics (officiels et connus de tous) pour l'acheteur individuel et prix négociés (secrets) par les acteurs collectifs (assurances privées et publiques), et comment ceux-ci sont négociés par les intervenants de façon très opaque (car ce sont des données commerciales confidentielles). Est également évoqué les entraves que met la FDA à l'importation de médicament de l'étranger (notamment du Canada), pour de pseudo motifs de sécurité, au plus grand bénéfice de l'industrie pharmaceutique. Un point fondamental évoqué par l'auteur est le projet de 2003 emmené par Hillary Clinton qui visait à imposer des études comparatives sur les médicaments et qui a finalement été repoussée après une colossale campagne de lobbying de l'industrie pharmaceutique.

Saluons l'auteur pour avoir évoqué l'action d'Hillary Clinton, complètement occultée en France à l'époque, ce qui en dit long sur la façon dont sont traités certains sujets internationaux majeurs dans notre pays. Une recherche par mot clé via Google montre que l'auteur est apparemment l'un des seuls à avoir traité le sujet en langue française dans la revue Politis (un sondage dans les archives du journal "Le Monde" par ex. ne remonte aucun article pertinent sur la question) ! Ce projet montre tout de même une évolution considérable des mentalités aux USA même si tout risque d'être encore bloqué dans ce domaine pour 4 ans avec la réélection de Bush. Dans l'Union Européenne le même problème s'est posé, à la même époque, avec la remise à jour de la directive sur les médicaments où la Commission Européenne, relayant les desiderata des labos, a veillé à ce que l'évolution comparative des médicaments ne soit pas introduite dans le texte. Actuellement, après le scandale du retrait du Vioxx de Merk et la dissimulation d'effets secondaires sur les anti-dépresseurs, la commission du Sénat enquête sur les errement de la FDA dans le contrôle des médicaments et on ne peut exclure que les propositions d'études comparatives des médicaments ne reviennent sur la scène législative. Quand à l'obligation de publication de tous les essais, même négatifs, elle devrait s'imposer rapidement aux fabricants, le projet étant très soutenue par les revues scientifiques et même par certaines firmes. En tout cas il y a une ouverture au débat dans les milieux politiques américains qui tranche avec l'omerta française et européenne dans ce domaine.

Le privé est-il plus efficace ?

Phippe Pignarre revient sur la notion de public, évoquée dans l'introduction, et montre les carences de l'élaboration de cette notion dans la culture de gauche. La notion vague de service public est selon lui un très mauvais point de départ pour penser cette notion car le "public" est singulièrement absent de ces services dits publics ! Selon sa définition, "le public désigne tout ce qui augmente la capacité d'agir d'un collectif et est à l'origine de l'Etat". Il pense qu'aux USA et ailleurs la montée du pouvoir du privé s'accompagne d'un déclin du public. Il en vient à opposer l'Etat à la montée du pouvoir des entreprises qui se ferait au détriment du public. Dans le modèle libéral et entreprenarial le privé est doté de toutes les vertues qui font défaut à l'Etat. L'auteur récuse ce modèle.

Ce passage de l'ouvrage (p. 64-66) est malheureusement assez décevant, malgré une entrée en matière intéressante. C'est dommage car il sera ensuite difficile de réfléchir à partir d'une notion par trop esquissée au départ. Il manque sans doute à l'auteur d'approfondir la confiscation qu'opère l'Etat sur la notion de public. Par ailleurs ce n'est pas tant la répartition Etat / privé qui pose problème que la collusion entre les deux. Sur ce point la France bien que suradministrée présente de nombreuses tares communes avec le modèle apparemment inverse des USA dans la gestion du bien public. Cela devrait conduire à repenser en profondeur la notion de missions régaliennes de l'Etat. L'Etat français est justement intéressant à analyser sur ce point par son caratère étouffant et pléthorique et son incapacité simultanée à assurer les missions régaliennes de base pour d'innombrables problèmes de santé publique qui ont deffrayés la chronique ces dernières années. Dans un Etat sain les missions régaliennes de l'Etat sont connectées avec des publics puissants et en prise sur le réel. L'auteur aurait du aussi préciser que "public" s'emploie au pluriel car chaque public se construit en une unité fonctionnelle autour d'un problème de société qui nécessite une expertise et une régulation sociale spécifique. Ce devrait être la mission du personnel politique d'aller à la rencontre de ces publics pour bénéficier de leur expertise et leur permettre de s'exprimer. Si l'on raisonne en terme de philosophie politique, on pourrait dire que la démocratie se construit dans la participation et l'unification des publics divers participant aux débats politiques et contrôlant la pertinence des activités étatiques qu'ils ont délégués, lesquelles sont portées par nature à une bureaucratisation oublieuse du projet commun qui a donné naissance à l'Etat. Un véritable Etat démocratique serait une recréation permanente du contrat qui a présidé à sa création (dans un passé mythique) par des publics citoyens qui ont décidé d'institutionnaliser et de pérenniser leur action. Cette théorie, certes largement utopique du contrat social est néanmoins fondamentale car on voit bien que malgré ce caractère utopique, elle permet une classification pertinente de la vitalité des démocraties et des systèmes sociaux en général. Par ailleurs, contrairement à ce que dit l'auteur, les publics des sociétés occidentales font preuve d'un dynamisme contestataire sans précédent. Certes la mondialisation transforme le processus de répression sociale et lui donne de nouveaux moyens, de par le gigantisme d'entreprises mondialisées et la naissance de grandes bureaucraties peu démocratiques comme dans l'Union Européenne. Mais nous vivons sur le passif d'un système ce contrôle social qui s'est structuré dans les décennies suivant la 2e guerre mondial et qui est seulement aujourd'hui vraiment contesté en profondeur via le démontage et l'analyse de ses processus de contrôle (ce que ne faisait pas la contestation dans le clivage droite - gauche traditionnel). Ce qui pose problème, ce n'est pas l'atonie de la société civile, ce sont les verrouillages médiatico-politiques qui interdisent aux publics de faire connaître leurs analyses, de disposer des moyens financiers minimum leur permettant de se faire connaître via une expression sociale et politique suivie, dans une société qui s'efforce d'interdire l'émergence des débats d'idée ou les truque en pratiquant une opposition contrôlée (2).

Phippe Pignarre présente ensuite diverses remarques sur les essais cliniques dans une entête de section "la médecine des preuves peut-elle se passer du public ?", essais qui se sont mis en place au début des années 60 dans leur forme actuelle. L'auteur s'est inspiré pour son sous-titre de l'ouvrage de Harry Marks "La médecine des preuves. Histoire et anthropologie des essais cliniques (1900-1990)" qu'il a publié dans la collection qu'il dirige. Les essais réformés prévoient que pour être mis sur le marché, un médicament doit prouver qu'il "est plus efficace qu'un placebo et que ses effets secondaires ne viennent pas contrebalancer ses avantages." L'auteur montre toutefois les incroyables lacunes des études servant de base aux autorisations de mise sur le marché des médicaments. Les essais sont trop courts et les échantillons sont insuffisants.

On a d'ailleurs du mal à comprendre que le développement de nouveaux médicaments coute si cher lorsqu'on découvre les lacunes incroyables de certaines études récentes par exemple sur les antidépresseurs (3). Il y aurait là matière à une analyse plus approfondie de la structure du coût des études. Il est probable que beaucoup d'études sont émiettées, redondantes et inutiles, visent souvent des populations non représentatives (cas des statines par ex.). Beaucoup ne sont d'ailleurs pas publiés si leurs résultats ne donnent pas satisfaction aux entreprises. Il est probable et que l'on pourrait considérablement diminuer le prix des études de mise sur le marché si elles étaient construites dès le départ par comparaison avec le meilleur produit concurrent lorsqu'il existe.

Par ailleurs la référence à la médecine des preuves déroute (on croit comprendre sans en être tout à fait sûr que l'auteur se réfère à l'evidence-based medicine des anglo-saxon, la médecine fondée sur les preuves) et la référence au livre de Marks risque d'induire le lecteur en erreur car cette médecine est beaucoup plus récente (elle s'est constituée dans les années 80), en tout cas dans sa formulation explicite, que ce que donne à penser ce passage. Elle se définit [Sackett et coll, 1996] comme "l'utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures preuves actuelles pour justifier la prise de décision dans le traitement de chaque patient" des textes connexes insistent sur le caractère systématique du processus de recension [Rosenberg et Donald, 1995)]. Ce type de démarche consiste à 1. formuler clairement le problème clinique à résoudre en l'occurence ; 2. chercher dans la littérature les articles pertinents en visant l'exhaustivité ; 3. évaluer de façon critique la validité et l'applicabilité des données obtenues ; 4. en déduire par un raisonnement transparent une conduite utile en pratique (4). C'est donc une médecine dont la problématique est centrée sur une réforme de la pratique clinique et non une théorie portant sur la méthodologie des essais cliniques, même si elle leur accorde une grande importance !

L'auteur explique ensuite qu'il n'est pas toujours démontré que le médicament limiterait, au-delà de son action symptomatique, la morbidité sur le long terme des populations traitées, ceci même pour des classes de médicaments à large diffusion comme les antihypertenseurs et les hypolipémiants (5). Malheureusement les réformes des autorisations de mise sur le marché mise en place dans les années 60 ont laissé aux laboratoires la maîtrise complète des études. De plus, les laboratoires ont obtenu de ne pas avoir à comparer les nouveaux traitements avec le meilleur traitement de référence.

Philippe Pignarre donne aussi, en encart (p. 68), l'exemple de l'EPO (Erythropoïtéine) qui, surtout connue du grand public comme produit dopant des cyclistes, est un traitement hors de prix pour les anémies cancéreuses depuis 1989. Malheureusement selon une étude de 2003, l''EPO abrège significativement (61% de mortalité versus 52%) la durée de vie des malades par rapport à un placebo ! L'EPO est pourtant toujours sur le marché et reste un des médicaments les plus coûteux et les plus prescrits, l'anémie cancéreuse étant une pathologie très fréquente accompagnant le cancer.

L'EPO est l'exemple typique d'une médecine du symptôme (diminuer l'anémie) sans vérification de l'impact sur la mortalité, alors que le cancer est une maladie où la mortalité à court terme, malheureusement très élevée, est un facteur clé facile à évaluer par des études ad hoc. Ceci est d'autant plus inacceptable que de nombreuses approches nutritionnelles et par la complémentation permettent de lutter efficacement contre l'anémie. Il faut quand même rappeler que, "Tous cancers confondus, on estime que 10 à 40 % des patients cancéreux sont dénutris en ambulatoire, et 30 à 60 % d'entre eux, lorqu'ils sont hospitalisés. Cette dénutrition a un impact sur l'évolution de la maladie, en augmentant les complications et le taux de mortalité. Les causes sont multiples : diminution des apports du fait d'une difficulté à s'alimenter (cancers digestifs, gorge...) d'une anorexie et de l'asthénie ; augmentation des besoins à cause des perturbations métaboliques liées à la tumeur elle-même. Traiter la dénutrition est donc primordial pour raccourcir les temps d'hospitalisation, pour prolonger la survie, pour améliorer la qualité de vie [Le Quotidien du Médecin du 02/12/2004 ]."

Malheureusement en France, nous sommes loin d'une prise en charge nutritionnelle personnalisée des patients via des conseils diététiques précis et évidemment encore moins via des supplémentations orales. Celles-ci sont pourtant disponibles dans des produits très concentrées en nutriments, hypercaloriques, souvent liquides, très riches en protéines et en bonnes graisses, très digestes, dont certaines déclinaisons sont par exemple utilisées pour les personnes âgées dénutries ou pour certains troubles de l'alimentation de type anorexique (6). Cette approche est indispensable en substitut ou en complément d'une alimentation équilibrée dès que la dénutrition s'est installée si l'on veut espérer éviter l'installation de carrences durables en nutriments. Pour autant que nous le sachions la prise en charge nutritionnelle sérieuse incluant la mise à disposition de ce type de suppléments oraux ne concerne qu'une infime proportion de patients cancéreux en France. Mais en France, il suffit apparemment d'avoir un diététicien dans un hôpital, donnant des conseils express à quelques malades sans pouvoir leur donner ou prescrire de produits ad hoc, pour pouvoir dire que les patients font l'objet d'une prise en charge nutritionnelle, la nourriture fut-elle par ailleurs exécrable comme c'est le cas dans la plupart des hôpitaux publics français (c'est sans doute bien le seul poste de dépense à l'hôpital où les économies sont drastiques !). C'est dans cet incroyable climat d'abandon nutritionnel des patients que l'on initie des injections d'EPO hors de prix (500 à 1000$ aux USA pour chacune des nombreuses injections nécessaires au traitement, j'ignore les prix français), celles-ci étant pourtant d'une efficacité hypothétique. C'est un exemple malheureusement typique de la médecine moderne, qui renonce aux soins de base fondamentaux et prioritaires, pour une médecine de luxe instrumentalisée par l'industrie pharmaceutique et la loi du profit.

De façon tout aussi typique on constate que l'arrivée d'études objectives évaluant l'efficacité réelle du traitement par l'EPO n'aboutissent à aucune remise en cause des traitements sauf chez quelques praticiens bien informés et particulièrement scrupuleux. Soucieux de vérifier les sources de Philippe Pignarre et curieux d'en savoir plus, nous avons retrouvé sur Internet l'article du New York Times de Denise Grady (seule source citée par Philippe Pignarre) qui résume et commente en fait une étude du Dr. Michael Henke sur l'EPO publiée dans le Lancet (le Lancet en ligne étant payant, je n'ai pas pu consulter le texte complet de l'étude ni l'abondante correspondance au Lancet que semble avoir suscité l'article). Le protocole ne concerne que certains cancers traités par radiothérapie et 350 personnes au total, mais les résultats sont très inquiétants, puisque l'on constate une augmentation peu importante mais significative de la mortalité, alors que la normalisation des paramètres sanguin et l'effet positif sur le tonus aurait fait espérer une chute très significative de la mortalité globale . Par ailleurs l'évolution cancéreuse n'est pas améliorée, bien au contraire, alors que l'une des justifications théoriques du traitement à l'EPO est d'augmenter l'oxygénation cellulaire via l'augmentation du nombre de globules rouges, et ainsi d'améliorer la sensibilité des cellules cancéreuses à la radiothérapie ou à la chimiothérapie. Un autre article de synthèse sur l'EPO évoque une autre étude, publiée aussi en 2003, très négative sur l'EPO. L'étude BEST menée contre placebo, sur des patients non anémiques cette fois, a du être interrompue prématurément à cause de ses effets sur la mortalité. Par ailleurs des recherches sur différents types de tumeurs étudiées in vitro montrent que l'EPO fournit des facteurs de croissance aux cellules cancéreuses et aide à la néovascularisation des tumeurs (voir aussi cet article) ! En tout cas selon le Dr Michael Henke, qui est un éminent oncologue de l'université allemande de Freiburg, "j'aurai maintenant des scrupules à donner de l'EPO à des patients sous traitement sur la base de ces études et d'autres essais non publiés [source]".

Toutes ces données plaident donc pour une très grande prudence et pour une abstention thérapeutique dans la plupart des cas, dans l'attente d'études complémentaires. Ceci d'autant plus que les alternatives thérapeutiques par une approche nutritionnelle "énergique", telle que nous l'avons présentée dans ce qui précède, sont disponibles et ne sont pour l'instant quasiment pas mise en oeuvre par le milieu médical (sauf sur le mode de l'invocation), qu'elles ne présentent pas d'effets secondaires, et qu'elles sont infiniment plus économiques ! Mais il faut toutefois aussitôt préciser que dans la médecine dite "moderne", le choix des options thérapeutiques est extraordinairement réduit et verrouillé par des présupposés idéologiques et les pressions commerciales de l'industrie pharmaceutique et que le "choix" alternatif à l'EPO, pour la majorité des oncologues, ce n'est pas la nutrition et les compléments alimentaires, c'est la transfusion sanguine, qui présente encore plus de contre-indications que l'EPO !

La non réaction générale des médias et des experts qui a suivi la publication de cette étude est particulièrement édifiante, dans un contexte où l'on s'attendrait a minima à une mobilisation générale des sociétés de cancérologie appelant les pouvoirs publics à mener d'urgence des études complémentaires sur l'EPO. Or, c'est tout le contraire. Ainsi, le communiqué de presse sur les nouvelles lignes directrices de l'OERTC (Organisation européenne pour la recherche et le traitement du cancer) publiées dans l'édition d'octobre 2004 de l'European Journal of Cancer préconise toujours sans véritable mise en garde l'utilisation de l'EPO. Elle évoque bien le traitement de l'anémie par "la correction des autres causes de l'anémie (comme une carence en fer, l'hémorragie, une alimentation déficiente ou l'hémolyse)" avant d'entamer un traitement par EPO. Ces généralités prudentes sont louables, sauf que le suivi diététique des cancéreux est en France proche du néant ! On notera que selon l'OERTC, il faut éviter une alimentation "déficiente" ce qui sous entend qu'une alimentation "normale" ou "habituelle" est sensée être suffisante ! On est donc très loin de la compensation nutritionnelle de l'anémie évoquée ci-dessus dans un contexte où les besoins du métabolisme de base sont significativement augmentés par la maladie et où le malade manque très souvent d'appétit. Surtout les experts encouragent toujours à l'utilisation de l'EPO, et aucune allusion n'est faite aux études préoccupantes BEST ou à celle du Dr. Michael Henke pourtant publiée dans le prestigieux Lancet en octobre 2003. Les auteurs de ces lignes directrices de l'OERTC n'hésitent pourtant pas à affirmer sur un ton péremptoire que, "Ces nouvelles directives [sont] fondées sur les preuves" ! Faut-il comprendre que pour l'OERTC l'étude BEST (Cf. supra) n'a pas a être évoquée puisque les chercheurs ont pris la précaution de réserver l'indication de l'EPO aux sujets anémiques et que les patients ne seraient donc pas concernés par les résultats d'une étude menée sur des patients non encore anémiques ? Le résumé proprement dit de l'étude de l'OERTC indique quand à lui que "les données sont insuffisantes pour déterminer l'effet sur la survie suivant le traitement avec les protéines erythropoiétiques [EPO] utilisées en conjonction avec la chimiothérapie ou la radiothérapie (ma traduction et mon souligné)". On m'excusera de ne pas avoir payé les 15$ nécessaires pour consulter le corps du texte et les notes de ce chef d'oeuvre de la nouvelle médecine par les preuves, ce qui fait que j'ignore si le travail du Dr. Henke (sur les patients en radiothérapie), l'étude BEST où les recherches sur l'effet potentiellement carcinopromoteur de l'EPO sont cités dans la biographie détaillée ou commentés dans le corps de l'article...

On se demande s'il ne s'agit pas tout simplement à travers ces recommandations de s'assurer d'un consensus de notables cancérologues pour étouffer un ensemble de recherches dérangeantes dont une partie a eu le malheur de sortir dans un média grand public. Pour compléter notre tour d'horizon du sujet, nous avons consulté le site de la ligue contre le cancer qui évoque l'utilisation de l'EPO sans l'assortir de la moindre mise en garde. Aucun article en français sur Internet ne répond d'ailleurs dans Google à une recherche sur "Michael Henke", ceux-ci étant tous en allemand ou en anglais. Un sondage dans la recherche du Quotidien du médecin avec "érythropoïétine" remonte un article du 23-Sep-2004 sur l'asthénie du cancéreux où un oncologue de l'hôpital Cochin, conseille, sans le moindre bémol, l'érythropoïétine comme un traitement efficace... Est-il besoin d'épiloguer ?

Philippe Pignarre face à la difficulté de trouver des experts indépendants dans les agences de santé propose ensuite, pour développer l'apparition d'un public, l'idée iconoclaste mais stimulante d'organiser le débat dans les agences de santé sur le mode du procès où les industriels seraient représentés par leurs propres experts. Les associations d'usagers seraient également représentées par leurs experts, de même pour les laboratoires de recherche publics compétents et les représentants des médecins avec bien sûr un débat public. "On obtiendrait ainsi une politisation de chaque débat, ce qui favorise le rôle et la possibilité d'intervention du public. (...) La logique actuelle est de "protéger le public et non pas de le rendre plus fort en lui faisant jouer un rôle d'acteur."

Dans "Gestion Santé" nous avons aussi assez longuement réfléchi à la place des experts dans le domaine de la santé. Notre conception peut paraître, à la lecture des propositions de Philippe Pignarre, un peu trop statique, et la proposition de l'auteur d'instaurer un débat constructif, qui retiendrait l'intérêt du public, des médias et des politiques est certainement intéressante mais très délicate à mettre en oeuvre, car il sera toujours difficile d'installer des interlocuteurs crédibles face aux industriels si l'ensemble du système n'a pas été préalablement entièrement réformé. Il faudrait que ces débats puissent intervenir à différents niveaux, en particulier pas seulement lors de l'AMM initiale, mais pour la fixation des prix et la décision de remboursement, ou lors de la publication d'études réévaluant l'intérêt des médicaments. Les assemblées parlementaires qui se contentent actuellement d'adopter passivement le budget de la sécu, pourraient également être le lieu de tels débats en adaptant à notre culture politique ce qui se fait dans les commissions d'enquêtes parlementaires américaines où différentes enquêtes ont actuellement lieu sur le comportement de l'industrie pharmaceutique.

En conclusion l'auteur revient sur l'impossibilité de transposer le modèle économique libéral du libre choix du consommateur et de sa responsabilisation dans l'acte d'achat au modèle médical, car l'écran du système d'assurance privé qui se substituerait au modèle actuel de la sécu proposera toujours un panier de soin contraignant au consommateur, le déresponsabilisant tout autant, sans introduire pour autant de la transparence, du contrôle et de l'évaluation, mais bien au contraire en instaurant de nouvelles contraintes, tant pour le consommateur que pour le prescripteur.

Faire entrer les biens de santé en politique

L'auteur s'inquiète des orientations des géants de la pharmacie qui se désengagent massivement de secteurs clés pour notre santé ou investissent des sommes colossales dans de nouveaux secteurs pour des résultats futurs de plus en plus hypothétiques et incertains. A aucun moment l'intérêt public, via l'Etat ou la société civile, n'est associé à ces décisions qui engagent pourtant la santé publique sur le long terme, alors que l'usager de la santé financera en fin de course les choix qu'on lui aura ainsi imposé.

L'auteur examine ensuite de façon plus spécifique la culture et l'expertise scientifique permettant la mise au point de nouveaux produits par l'industrie pharmaceutique et les conséquences dévastatrices sur l'innovation des fusions en série intervenues ces dernières années dans ce secteur.

L'auteur s'intéresse aussi aux associations de patients et notamment à l'AFM bien connue pour l'organisation du Téléthon. Il fait l'éloge de ce que l'AFM a drastiquement séparé les fonctions de décisions du conseil d'administration réservées aux familles de malades de celles du conseil scientifique, uniquement consultatives. L'AFM a su aussi éviter de voir son CA noyauté par des représentants de l'administration. Il regrette à l'opposé que dans beaucoup d'associations de malades ce soient les chercheurs qui aient le pouvoir. Il voit dans l'AFM l'émergence d'un public indépendant tel qu'il le souhaite.

Je suis tout à fait d'accord avec Philippe Pignarre sur les aspects positifs de l'organisation des instances décisionnelles de l'AFM, mais mon accord avec lui s'arrête là. On peut en effet à mon avis s'interroger sur l'organisation exclusive par projets des financement de l'AFM qui contribue à précariser la carrière des chercheurs financés en début de carrière par l'AFM sur des contrats à court terme, sans stabilité durable, ce qui peut avoir des effets nuisibles dans le domaine de la recherche fondamentale. Il est vrai que tout cela a aussi beaucoup à voir avec le sous financement chronique de la recherche par l'Etat lui-même. Mais ce qui me préoccupe surtout, c'est le fait que l'AFM a fait depuis sa création le pari du tout génétique épousant sans aucun recul l'idéologie scientiste ambiante en en rajoutant même plutôt dans ce domaine. De plus l'appel à la générosité publique dans le moule médiatique du téléthon encourage le formatage idéologique et l'ultrasimplification des problèmes et enjeux scientifiques. Si beaucoup de recherches théoriques ont été financées, on reste frappé par la maigreur des résultats thérapeutiques des thérapies géniques alors que l'effort remonte à 1987. Même les bébés bulles cas très particulier et probablement (d'après ce que j'ai pu lire) non généralisable de thérapie génétique a connu récemment de sérieux revers à répétition. Or la promesse de résultats concrets est la justification des fonds énormes consacrés à la recherche par l'AFM. Bref tout cela ne me paraît pas aller dans le sens de la création de publics critiques et réactifs (qui justifiait au départ l'éloge de l'AFM par Philippe Pignarre) et c'est pourquoi je suis finalement réservé quand à cet éloge que je trouve emprunt d'une certaine naïveté.

L'auteur s'intéresse en fin de chapitre à la recherche et à l'innovation et à ses rapports au public. La recherche d'origine étatique dans le domaine de la santé (pour l'essentiel le CNRS et l'INSERM) s'exprime surtout entre pairs et de façon très hiérarchique via les publications scientifiques, malgré l'irruption récente de débats sur l'écologie en particulier via les OGM. Dans ce cadre, l'auteur a aussi de brillantes formules pour décrire la façon dont "le public est seulement conçu comme ceux auprès desquels il faut "vulgariser" le travail des scientifiques. On n'entretient donc avec lui qu'un rapport pédagogique : il y a ceux qui savent et ceux qui doivent apprendre, être éblouis et reconnaissants. (p. 87)" L'auteur note que le questionnement scientifique, les débats, les questions ouvertes sont occultées et que l'on présente surtout des réponses fermées et toutes faites au public (7). Quand à la recherche privée, elle raisonne en terme de pathologies correspondant à des marchés importants préexistant ou susceptible d'être créés de toute pièces (Cf. le travail de l'auteur sur la dépression). Ici à l'endoctrinement pédagogique se substitue la séduction de la publicité et de la communication d'entreprise. A l'arrière plan, il y a le secret industriel et le verrouillage de l'innovation par le brevet .

Pour Philippe Pignarre, la 3e manière de faire de la recherche ce serait les associations de patients indépendantes comme Act up et l'AFM ou l'expérience des salariés de Romainville d'Aventis.

Bref rien de bien nouveau et l'auteur résume en quelques lignes (p. 88-89) les propositions qu'il a déjà faite. Toute la recherche sur les suppléments nutritionnels, les thérapies alternatives en général, les thérapies non médicamenteuses sont visiblement dotées pour l'auteur de non existence, sans que l'on sache d'ailleurs jamais le point de vue de l'auteur sur la question. Pratique-t-il une occultation inconsciente ou assumée ? On reste perplexe lorsque l'on sait que l'auteur dirige par ailleurs une collection de sciences humaines traitant souvent avec autrement d'originalité et d'ouverture d'esprit des origines de la médecine et de ses rapports avec les autres sciences humaines et le savoir en général.

Agripper le capitalisme au bon endroit

L'auteur se pose ici le problème de l'action constructive du public par rapport à la question du médicament. Il expose d'abord la question du tiers monde et rappelle que l'industrie du médicament est devenue une industrie strictement destinée aux pays riches. Il croit devoir distinguer un capitalisme de l'innovation reposant sur la marque et les brevets d'un capitalisme de la reproduction, accès sur le système de production et la main d'oeuvre qui s'expatrierait volontiers dans le tiers monde et qui porterait plus directement la marque de l'exploitation. L'industrie pharmaceutique serait aux avant-postes de cette évolution avec les génériques dans le tiers monde et l'innovation prenant volontiers modèle sur les sociétés de biotechnologie dans les pays développés.

La encore je ne me retrouve guère dans les positions de l'auteur. La Chine et une grande partie de l'Asie donnant le parfait contre exemple du fait que l'on ne délègue pas que la production dans le Tiers Monde pour cause de main d'oeuvre bon marché, et que les pays du Tiers Monde lorsqu'ils disposent d'élites dynamiques, d'une sphère publique capable de bien gérer la politique de développement, l'instruction de la population, et l'innovation, acquièrent finalement assez rapidement des positions clés dans le domaine de l'innovation industrielle. Par ailleurs dans beaucoup de secteurs, on ne peut séparer que par une vue de l'esprit le process de production de celui de l'innovation, les deux étant étroitement liés. En ce qui concerne la montée des génériqueurs du tiers monde celle-ci est à rapporter à la baisse de l'innovation des leaders actuels du marché, bien mise en évidence d'ailleurs par l'auteur. Les génériqueurs pourraient être bientôt plus menaçant qu'il ne semble. Il aurait néanmoins été utile de préciser que, malgré des sociétés dynamiques dans le tiers monde, les principales sociétés de génériques se trouvent toujours dans les pays riches, dans un marché mondial encore éclaté en d'innombrables sociétés [selon un article de Yves Mamou in "Le Monde" du 27/12/04].

On voit mal aussi la relation que fait l'auteur entre ces faits et la politique des prélèvements destinée à financer la Sécu et le rapport de tout cela avec les relations entre pays sous-développés et développés ou avec l'alliance usager salariés des industriels de la pharmacie... Par ailleurs l'auteur croit devoir dire que "le paritarisme [de la Sécu] a abouti à se décharger de ces questions [l'évaluation des médicaments] sur des experts "neutres", ceux des agences du médicament. Le résultat et que l'assurance maladie ne s'est jamais mêlée de ce qu'elle remboursait. Elle n'avait même pas d'avis à donner. (p. 95)" La encore nous ne pouvons suivre l'auteur dont le propos devrait être au moins plus nuancé. Ainsi par exemple, pour l'affaire des statines c'est bien la Sécu qui a mené les études qui ont mis en évidence les étonnantes carences (dont nous avons fait état dans notre article sur les statines), concernant les conditions de prescription des statines par les médecins. La sécu a aussi montré rapidement après leur mise sur le marché, et après analyse des ordonnances, que les anti-inflammatoires Cox posaient à peu près autant de problèmes que leurs prédécesseurs en terme d'effets secondaires digestifs. La sécu mène aussi une politique active pour diminuer la surprescription des antibiotiques. Ce qui pose problème et décourage (en les torpillants systématiquement), les actions réformatrices des dirigeants de la Sécu dans le domaine du médicament, ce sont bien les verrouillages au niveau de la sphère politique, du ministère de la santé et des agences spécialisées, et c'est là que se trouvent l'essentiel des conflits d'intérêts.

Reste de ce chapitre, bien décevant, alors qu'il traite du problème clé des actions efficaces susceptibles d'induire un changement de l'organisation du marché de la santé et du médicament, un encart intéressant (p. 96) sur l'action du collectif Europe et médicament dont nous avons traité sur Gestion Santé, dans un article sur la revue Prescrire. C'est une des rares actions du "public" (dans le sens où l'auteur utilise ce mot) regroupant revues scientifiques indépendantes et associations, créée à l'occasion de la révision de la directive européenne sur les médicaments, qui ait obtenu des résultats tangibles. Mais cette action, probablement trop tardive (faute d'un dispositif de veille juridique permanent), n'a pu réussir à imposer un amendement sur l'évaluation comparative des médicaments (8). L'auteur note au passage pour le regretter que le collectif n'associait pas les syndicats. Cela conforte notre position selon laquelle les syndicats de salariés, aux structures beaucoup trop bureaucratiques, ne font pas partie des minorités actives susceptibles de porter l'expertise de la société civile dans le domaine du médicament. S'il ne faut bien sûr pas les exclure, il ne faut pas avoir à leur égard d'attentes irréalistes.

Augmenter notre puissance d'agir

Dans deux excellentes pages (p. 101-102) l'auteur revient sur la notion de "public" et sur les actions pertinentes qu'il peut mener, développant les idées évoquées en introduction. Il revient ensuite sur la notion de débat contradictoire et du caractère public que devrait avoir tous les débats au sein des agences de santé. Comme le souhaite le collectif Europe et médicament, il faudrait que les patients, les professionnels de santé et les systèmes de protection sociales soient également représentés dans des conseils d'administration des agences du médicament (nationales et européenne). Il revient sur le cas des anti-inflammatoires de la famille des Cox mis sur le marché à des prix faramineux.

Il aurait fallu ici que l'auteur distingue entre évaluation par l'AFSSAPS (agence française du médicament) et négociation des prix par le CEPS (Comité économique des produits de santé) qui se font dans des instances distinctes (ce que l'auteur n'évoque même pas). Cette distinction est fondamentale parce que l'évaluation du SMR (service médical rendu) par l'agence du médicament s'effectue surtout selon des critères pharmacologiques dans le cadre d'études conçues par les industriels sur des populations pas forcément représentatives de la population française. Certains spécialistes estiment que l'agence du médicament n'effectue que rarement une véritable contre expertise critique et approfondie des industriels d'autant que ceux-ci utilisent les services des meilleurs leaders d'opinions médicaux pour conduire leurs études et que ces mandarins médicaux sont souvent susceptibles d'intervenir comme spécialistes bénévoles à l'agence sur d'autres dossiers. Tout cela pèse ensuite lourdement sur la fixation du prix, le CEPS dont l'expertise scientifique est très limitée, s'estimant lié par l'évaluation du SMR par l'AFSSAPS, ce qui lui enlève en pratique toute capacité à négocier si le SMR est élevé. Outre la dilution des responsabilités qui en résulte, la question de l'utilité du médicament en terme de santé publique et les dérives dans la prescription (systématiques ces dernières années) ne sont prises en compte par aucune instance représentative et les études sur les conditions réelles de prescription ne sont pas systématiques, ne sont pas vraiment exploitées rares et ne débouchent sur aucune action concrète. Certe au niveau du CEPS ou lors des négociations des conventions pluriannuels avec les industriels, il existe de vagues engagement des industriels, mais ces engagements sont en général très favorables à ces derniers et les dérives très rarement sanctionnées même lorsque cela a été prévu contractuellement. Le ministère de la santé, actuellement seul en mesure de faire la synthèse des études de prescription et de saisir l'AFSSAPS pour une réévaluation, ou le CEPS pour une renégociation des prix, ne le fait jamais en pratique. Le ministère de la Santé semblant, pour l'essentiel, soucieux, non d'assurer la bonne prescription des médicaments et la sécurité des populations, mais de défendre les intérêts financiers des multinationales du secteur de la santé.

Il aurait aussi fallu préciser le rôle respectif de l'agence européenne et des agences nationales [Pour se documenter sur la question on peut consulter - Dossier Prescrire 1 (les enjeux de la directive européenne médicament) et Dossier Prescrire 2 (les résultats obtenus)]. Je crois que c'est l'agence nationale qui fixe ensuite le SMR du médicament même lorsque l'agence européenne accorde l'autorisation de mise sur le marché, mais l'auteur n'apporte aucune information sur ces points.

Par ailleurs l'auteur ne se préoccupe pas de savoir comment les prix pourraient être négociés en pratique : fixation autoritaire, mais de plus en plus difficile dans un marché capitaliste libre ou refus de remboursement pur et simple avec néanmoins mise sur le marché si la proposition du fabricant paraît excessive ? Par ailleurs, ce qui pose question ici, dans l'affaire des Cox, ce n'est pas tant le SMR initial fixé par l'agence, comme le dit l'auteur, même s'il était probablement surrévalué dès le départ, que le fait que celui-ci n'ait pas été révisé par l'agence suite aux nouvelles données rapidement disponibles par divers canaux (études cliniques, rapports sur les conditions de prescription par les CPAM). Que le ministère n'ait pas demandé une réévaluation d'urgence du SMR alors que ces médicaments constituaient un des premiers postes de dépense en matière de médicament montre assez d'où vient le problème : de la collusion d'intérêt entre le pouvoir politique et l'industrie pharmaceutique. On ne saurait envoyer message plus clair à une AFSSAPS de plus en plus sous influence politique.

L'auteur voudrait aussi, comme il l'a expliqué précédemment, que l'expert sorte de sa neutralité et représente plus clairement les différents intérêts en présence. Nous avons précédemment discuté cette idée qui pose de redoutables problèmes d'organisation sociale que l'auteur évoque à peine. En effet si les industriels n'auront aucune peine pour trouver des experts à leur dévotion, quid de l'indépendance des experts de l'autre bord ? Quid du rôle des experts dans les études cliniques d'évaluation avant mise sur le marché ? Quid des experts judiciaires ? Quid de l'indépendance des experts pharmaceutiques dans leur pratique et leur enseignement s'ils sont aussi praticiens ?

L'auteur voudrait ainsi que l'on débatte des médicaments comme on débat des OGM. On aura compris que ce que l'auteur souhaite, c'est un débat politique sur la scène publique qui manque encore en matière de médicament (même si l'actualité récente montre que l'on y vient progressivement). L'exemple n'est néanmoins pas très heureux, l'évaluation de la sécurité des OGM par la commission dite compétente s'effectuant dans des conditions qui font apparaître, par comparaison, les agences de santé pour des modèles de transparence (Cf. les remarques de Gilles-Eric Seralini sur la question) !

Philippe Pignarre évoque ensuite le risque de voir l'industrie pharmaceutique instrumentaliser les associations de patients pour faire pression sur les pouvoirs publics et hâter la mise sur le marché d'un produit au prix souhaité par la firme. L'auteur évoque le cas comme si on le rencontrait à l'étranger "dans certains pays [sic]". Je ne suis pas sûr que la situation de la France traditionnellement écrasée par le mandarinat médical offre de ce point de vue une situation bien avantageuse.

Il rappelle la nécessité de réaliser des études comparatives systématiques, qui n'ont actuellement pas de caractère obligatoire, et de fixer les prix des nouveaux médicaments en conséquence. C'est là qu'il y a des gisements d'économie et pas dans la concurrence entre des assurances proposant des services qui ne sont pas comparables et sont donc en fausse concurrence.

Il souhaiterait que se développe certains aspects de la prescription en DCI (dénomination commune internationale) qui utilise le nom de la molécule active au lieu du nom de marque. Il propose que le nom de la molécule soit en grosse lettre et le nom de marque en petit caractère, pour favoriser l'éducation du public et le développement des génériques après la fin de vie des brevets.

En ce qui concerne la recherche publique, résumant les découvertes considérables des années 1945-65, l'auteur rappelle le poids décisif de la recherche publique dans la quasi totalité des découvertes fondamentales de cette époque, la plus faste du XXe S pour la recherche médicale. Il estime que nous avons rompu de façon déraisonnable l'équilibre du financement qui bénéficie essentiellement aujourd'hui aux industriels. Il propose de taxer le chiffre d'affaire du médicament pour financer correctement la recherche mais s'inquiète de ce que l'argent soit dépensé intelligemment sur le modèle des financements accordés par l'AFM qu'il a proposé précédemment en modèle. Il esquisse en valeur la montée des génériques par rapport aux médicaments breuvetés et la baisse des prix générales qu'elle va induire d'ici quelques années. Des effets très positifs sont aussi à attendre dans le tiers monde. L'auteur rappelle que son propos est de réveiller le public et de lui donner des moyens d'agir.

Conclusion

En conclusion Philippe Pignarre se replace dans le contexte d'un dialogue avec les anticapitalistes, dont nous avons vu en introduction qu'il les prenait comme interlocuteurs exclusifs et apparemment seuls concernés par la gestion de la santé publique. Il rapelle que le problème du déficit de l'assurance maladie est avant tout lié au comportement des fournisseurs de soins. Il faut créer une contre expertise face à celle des laboratoires pour ne pas nourrir les profits d'une industrie qui ne fournit pas de véritable innovation en contrepartie des sommes collosales qu'elle accapare.

Le point de vue de Gestion Santé

Nous avons déjà longuement présenté notre point au fil de notre lecture. Le lecteur nous aura peut-être trouvé parfois un peu incisif à l'égard du travail de l'auteur. Pourtant nous n'aurions pas développé aussi longuement notre analyse si la lecture de l'ouvrage ne s'était pas révélée également stimulante et donnant à réfléchir sur toutes sortes de questions. La frustration que nous avons néanmoins ressentie tient à divers problèmes de méthode de l'auteur :

A partir d'une définition féconde de la notion de public et d'une définition également pertinente de ce que pourrait être une micro-sociologie du changement, et enfin d'une idée tout aussi intéressante qui consiste à analyser chaque type de marché à travers ses mécanismes de structuration et de régulation, l'auteur passe pourtant largement, selon nous, à côté de ce qui pourrait être la "prise" efficace qu'il évoque sur les problèmes de santé qu'il entend résoudre.

D'abord il limite sur des critères idéologiques et de façon qui nous semble regrettable, l'étendue du public mobilisable pour des actions constructives. Les "publics" qu'il croit intéressés au changement (certaines associations de malades et syndicats des industries de la pharmacie) sont beaucoup trop limités et pas toujours les plus pertinents.

Ensuite, Philippe Pignarre nous semble rester prisonnier d'une conception étroite de la médecine réduite pour l'essentiel au traitement pharmacologique de la maladie alors que le maintient de la santé passe par une médecine préventive au sens large (qui n'est donc pas forcément du ressort du médecin, mais s'inscrit aussi dans des pratiques culturelles variées favorables à la santé), conception de la médecine qui n'est jamais évoquée. Comment intéresser les publics qu'il cherche à mobiliser alors que l'esprit du temps se passionne pour la nutrition, la place de la supplémentation, les techniques de bien être et de santé non pharmacologiques et que c'est à partir de ce désir au sens large que l'on peut mobiliser le public et le sensibiliser à la technicité de certaines questions de société posés par le modèle médical dominant qu'il est urgent de réformer ?

Le problème de fond de l'infiltration générale de tous les pouvoirs et contre-pouvoirs, souvent sous influence, par l'industrie pharmaceutique, phénomène omniprésent en France, est, selon nous, largement sous estimé par l'auteur. Ce phénomène se redouble en France d'une sclérose de la pensée médicale dominante, très préformatée idélologiquement en faveur du tout médicament. L'auteur semble croire, par exemple, qu'une grande partie des généralistes est capable d'un recul critique de qualité face au rouleau compresseur des visiteurs médicaux, d'une formation continue orientée, et d'une presse médicale financée dans sa quasi totalité par la publicité des labos. Faut-il le suivre sur ce point ?

L'auteur croit-il vraiment que la crise de la médecine se réduit à un problème d'études comparatives ? par exemple que la crise de la médecine occidentale va se résoudre d'elle-même lorsque l'ensemble des prescripteurs disposeront et pourront appliquer pour les différentes pathologies des études similaires à la méta-analyse qui vient d'être publiée sur l'hypertension, démontrant la supériorité des vieux diurétiques sur des molécules plus récentes ? L'attente du public n'est-elle pas fondamentalement autre ? Quid du formidable verrouillage des options et alternatives thérapeutiques qui étouffe la pratique de la médecine et qui dépasse largement le problème de l'entrisme de l'industrie pharmaceutique ? Comment réouvrir les alternatives thérapeutiques et les coordonner entre elles, tout en gardant un niveau élevé de scientificité ?

D'autre part le système de structuration et de régularisation des marchés est expliqué de façon beaucoup trop succincte avec des omissions qui laissent perplexe. Par exemple le lecteur ne saura pas après avoir lu le livre le rôle respectif du CEPS et de l'AFSSAPS ou du rôle respectif des agences du médicament nationales et de l'agence européenne. Les négociations de conventions pluriannuelles par le ministère de la santé avec l'industrie pour cadrer les mécanismes de fixation et de renégociation des prix n'est pas évoquée, etc. Comment avoir une prise sur le réel à partir de descriptions aussi succinctes, même à destination d'un lecteur débutant, de ces mécanismes essentiels de régulation des marchés alors que l'on fonde les espoirs de changement sur une analyse fine de ceux-ci ?

L'auteur aurait pu aussi analyser en détail l'action du collectif Europe et médicament, et s'appuyer d'avantage sur les propositions formulées par le Collectif. Il aurait pu proposer une veille juridique et institutionnelle continue à partir d'un développement du collectif, proposer de constituer un réseau d'élus nationaux et européens intéressés par la réforme du système de santé, proposer de transposer en France l'action européenne afin de proposer des amendements utiles sur toutes les lois de santé publiques du parlement français (Cf. supra affaire du Fopim). Il aurait pu aussi proposer des actions à partir des scandales affectant tel ou tel médicament. Si l'EPO pose vraiment problème en cancérologie, il faut exiger des études complémentaires, interpeler les associations, s'associer avec elles, où les critiquer et les mettre en porte à faux si elles ne semblent pas impartiales par rapport à l'establishment médical, en trouvant chaque fois les acteurs pour porter ces mouvements et dégager ainsi au fil de l'action de nouvelles minorités actives, des "publics" véritablement indépendants, qui pourraient à leur tour porter de nouveaux projets.

L'auteur traite de façon satisfaisante des différents aspects de l'évaluation comparée et raisonnée des médicaments entre eux qui pourrait utilement remplacer dans la plupart des cas la comparaison contre placebo qui est souvent la règle actuellement. Intégrée dans l'évaluation intiale des médicaments, elle permettrait de hiérarchiser les traitements pharmacologiques les uns par rapport aux autres et de délivrer un SMR (et donc de fixer le taux de remboursement) sur des bases scientifiques et éviterait la plupart des couteuses études comparatives souvent initiée très tardivement dans la vie des médicaments. Il est toutefois étonnant qu'il n'évoque jamais l'aspect éthique de l'expérimentation humaine proprement dite, à laquelle recourt massivement l'industrie pharmaceutique. La déclaration d'Helsinki de 1964 de l'association médicale mondiale (AMM) sur les "Principes éthiques applicables aux recherches médicales sur des sujets humains" prévoit pourtant explicitement (depuis je crois sa version amendée en 2000), dans son article 29, d'évaluer les nouvelles méthodes thérapeutiques (et donc les médicaments) par rapport au meilleur traitement de référence lorsqu'il existe (et non contre placebo). C'est la contrepartie éthique des médecins expérimentateurs aux sujets des expériences : leur assurer, en contrepartie de leur consentement, que l'accumulation des connaissances résultant des expérimentations se fera de la façon la plus raisonnée possible, évitant ainsi une multitude d'études inutiles et potentiellement dangereuses pour les personnes qui se prètent aux expériences. Cette méthode d'expérimentation raisonnée est aussi la plus fructueuse pour la santé publique en général. Au vu de ce que nous avons évoqué précédemment, l'émiettement des essais, faits souvent contre placebo, souvent non publiés, on aura compris que nous sommes très loin du compte ! Il y aurait donc là matière à des actions de lobbying de grande ampleur de la société civile pour s'assurer que les législations nationales et internationales intègrent rapidement les principes de base formulés par l'AMM dans toutes les lois sur l'expérimentation médicale.

Un livre donc à consulter pour s'initier à des problèmes très peu traités dans les publications françaises. De nombreuses pages méritent une lecture attentive et directe à la source.

(1) Définition : Un marché est qualifié d'oligopole quand le nombre de firme de la branche est si faible que chacune doit prendre en compte les réactions de ses rivales pour formuler sa politique de prix. L'oligopole se caractérise par une tension continuelle entre deux buts contradictoires :
La maximisation du profit collectif des oligopoleurs ;
L'antagonisme profond qui pousse chacun à essayer d'accroître sa part de marché au détriment de ses concurrents.

Les oligopoles exercent en général des pressions énormes de tous ordres sur le pouvoir politique et administratif des Etats afin d'éviter la modification des règles d'organisation du marché qui ont permis leur apparition. La situation de l'industrie pharmaceutique se rapproche aussi souvent de celle du du monopole proprement dit du fait que les nouveaux médicaments sont largement en situation de monopole (brevet + absence d'évaluation comparative), que leur prix sont souvent fixés de façon discrétionnaires par les firmes et que leur financement s'effectue via des systémes d'assurances privés ou publics à guichet ouvert sans véritable évaluation du coût collectif et du rapport bénéfice / risque pour le malade.
D'un point de vue économique on sait que l'évolution du capitalisme international pousse à la constitution de monopoles et d'oligopoles dans de très nombreux secteurs. Ce phénomène peut être évité par des politiques de régulation bien conçues, notamment en imposant des seuils de concentrations stricts par secteurs et par pays / régions du monde. En pratique les grosses firmes pratiquent massivement une politique de collusion avec les élites politiques, administratives et médiatiques pour empêcher la mise en place de politiques de régulation.
Seule la constitution de monopoles est en partie entravée et encore de façon souvent assez laxiste. Par contre la constitution d'oligopoles est,de fait, fortement encouragée par toutes sortes de mécanismes, sous le prétexte souvent falacieux de faciliter l'accumulation du capital, l'investissement et les économies d'échelles. Cela entraine la constitution de rentes au détriment du consommateur. Les oligopoles disposent, contrairement aux autres entreprises en situation vraiment concurrentielles, d'énormes masses financières tirées de leur rentes qui, outre les dépenses marketing et de notoriété, servent à créer des liens de subordination des élites à leurs intérêts. Les ententes sur les prix, fréquentes dans l'industrie pharmaceutique (affaires des vitamines, par exemple, qui a donné lieu à d'énormes amendes aux USA et dans l'UE) sont parfois sanctionnées, quand elles peuvent être établies (par des amendes et quasi jamais pénalement), ce qui est de plus très difficile à établir, mais les oligopoles ne sont jamais démantelés ce qui fait que c'est finalement le consommateur qui paie l'amende en l'absence de concurrence. L'absence de poursuites pénales (qui entraineraient la condamnation des principaux dirigeants et non seulement de leur entreprise) seule à pouvoir être véritablement dissuasive ne sont quasi jamais mises en oeuvre, ce qui est particulièrement révélateur.

(2) Voir par exemple notre article sur le débat récent autour de la législation sur la psychothérapie qui montre, de façon particulièrement illustrative, la constitution d'un public autour d'un problème de société, la façon dont ce public a élaboré une analyse sociale pertinente en prise sur le réel et la puissance et le caractère multiforme du refoulement social qui s'efforce d'inhiber l'expression politique dudit public. L'opposition contrôlée, à laquelle nous faisons allusion, est devenu un des rouages essentiel du contrôle social dans les sociétés modernes. Celles-ci connaissent un renforcement sans précédent de la société civile ce qui constitue une menace majeure pour le système de domination sociale en place. L'opposition contrôlée vise à construire et à légitimer sur le plan social de pseudo publics destinés à brouiller l'analyse des problèmes de société que l'on souhaite verrouiller et fournit des interlocuteurs critiques fictifs aux médias et aux pouvoirs publics. Tant la puissance publique que les intérêts privés soutiennent ou mettent sous leur coupe via d'importants financements cette opposition contrôlée.

Dans une note (p. 76), Philippe Pignarre relie sa notion de public à la tradition philosophique du pragmatisme anglo-saxon. Il nous semble que de façon au moins aussi pertinente, la notion de public serait à mettre en rapport avec la philosophie du contrat social de Rousseau. Quand à la "puissance d'agir" des collectifs qu'évoque aussi l'auteur, par exemple dans un excellent passage (p. 101-102) sans la rapporter à un auteur, elle évoque évidemment la philosophie politique de Spinoza.

(3) Le scandale des anti-dépresseurs ; 5 Millions de français sous dépendance, Guy Hugnet, Cherche midi, 2004.

(4) Nous reprenons ici la présentation de l'evidence-based medecine faite par Marc Girard in " Les principes de l' evidence-based medicine et leur apport à l'exercice de l'expertise judiciaire. Dommage corporel" – Expertise médicale 2001 ; 1 (2) : 29-39

(5) Pour de nombreux médicaments, l'effet sur la mortalité n'est souvent pas démontré, même en supposant que la prescription s'effectue de façon strictement conforme à l'AMM. Nous avons de plus rappelé ailleurs sur Gestion Santé à propos des statines les dérives absolument incroyables constatées par plusieurs études de la sécu, concernant la prescription par le corps médical de ces médicaments de prescription courante (absence de mise en place d'un régime, examen préalable du cholestérol souvent omis, test de contrôle de l'efficacité souvent omis...). Il en résulte que la majorité des prescriptions ne sont pas faites conformément à l'AMM ! Est-il besoin de préciser que cette situation catastrophique (à peine évoquée dans les médias) n'émeut personne et n'a entraîné aucune action corrective, tant des pouvoirs publics, que de la sécu ou des conseils de l'ordre des médecins !

(6) Nous n'évoquerons même pas ici les compléments alimentaires proprement dits ou certaines approches alternatives permettant une oxygénation efficace et sans danger de l'organisme (comme le bol d'air Jacquier). Ceci afin de mettre en évidence les lacunes de la prise en charge des patients même si l'on se borne à envisager la question dans le cadre de référence de la médecine la plus académique.

(7) Sur ces questions nous conseillons vivement la lecture de "La science aveugle - Comment résister aux marchands d'illusions biomédicales" de Michel Schiff, ed. Sang de la terre, 2003.

(8) Nous avons eu l'occasion d'accompagner une campagne de lobbying (également trop tardive !) comme observateur - participant, à propos de cette même directive sur les médicaments, mais concernant cette fois son impact possible sur la directive sur les suppléments nutritionnels. Nous avons eu l'occasion de constater que le Parlement Européen était un îlot démocratique au sein des institutions européennes. Il y a un énorme travail d'information possible auprès des parlementaires de base très demandeurs d'une information de qualité en provenance de la société civile, dans des majorités parlementaires très ouvertes suivant les sujets en examen, et où les débats parlementaires sont infiniment plus ouverts qu'on ne le croit et qu'on en a l'habitude dans les majorités verrouillées des Etats nations. Il n'est donc pas étonnant que le collectif Europe et médicaments ait obtenu des résultats intéressants à Strasbourg.

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Créé le 14/07/04. Dernière modification le 25/09/04.